À la rencontre de
Entretien avec Alexandre Pierrepont, fondateur de The Bridge

Entretien audio retranscrit à l'écrit 🗣️
Bonjour Alexandre, Tu es, entre autres, universitaire, producteur, auteur, artiste, organisateur de concerts. Tes casquettes sont multiples. Pourrais-tu nous faire une présentation express ?
Il y a un lien entre toutes ces choses-là, je le dirais comme suit : Je me suis décidé plus jeune à faire des études d'ethnologie et d'anthropologie. Par tout un tas de séries de circonstances, quand il a fallu que je choisisse un sujet, un ami afro-américain étudiant m’a remis dans les mains son exemplaire en anglais original de Blues People le livre de de LeRoi Jones, avant de repartir aux États-Unis pour me permettre de mieux comprendre ces musiques que l’on adorait tous les deux et que l'on allait souvent voir en concert à Paris. De fil en aiguille, puisque j'avais choisi de faire de l'ethnologie, je me suis dit : "Ah mais bon sang, mais c'est bien sûr ! Une profondeur de champ socioculturel, socio politique, il y en a une derrière le jazz, les musiques improvisées, les musiques créatives. Ça mériterait de l’étudier !“ C'est ce que j'ai fait.
J'ai poursuivi mes études plus longtemps que prévu parce que je pensais que ça allait être un galop d'essai au départ. Finalement, ça m'a collé au corps, aux oreilles et au cerveau. J'ai poursuivi jusqu'à une thèse qui m'a amené à Chicago. Une thèse sur l'A.A.C.M., l'un des grands collectifs de ces soixante dernières années, puisqu'il a été fondé en 1965, un des grands collectifs de musiciens et musiciennes dans cette musique hors catégorie. J'ai fait mon travail d'ethnographe là-bas, je suis tombé amoureux de la ville de Chicago, et puis une chose en entraînant une autre j’ai commencé à travailler pour financer mes études pour l'industrie musicale. J'avais les contacts et les moyens d’envisager de mettre en relation musiciens et musiciennes d'ici et de là-bas, ce que je me suis appliqué à faire, au-delà de ma thèse, au-delà de ma carrière universitaire, dans un réseau qui existe depuis 12-13 ans maintenant et qui s'appelle The Bridge.
Depuis sa création, Nage Libre accueille deux fois par an avec deux tournées différentes The Bridge. C'est un rendez-vous habituel pour un projet qui ne l'est pas vraiment. Tu l’as déjà un peu évoqué, mais peux-tu nous raconter sa genèse ?
Oui, bien sûr. J'invite toutes celles et ceux qui nous lisent à réfléchir à un fait dont je n’avais pas conscience à 25 ans quand je suis allé au contact des musiciens et des musiciennes, à savoir : vu de l'extérieur, c'est formidable cette vie de baladin du monde occidental, de troubadour sur les scènes et sur les routes du monde entier. C'est une vision, certes vraie, mais romantisée. J'ai rencontré des musiciens et des musiciennes qui étaient à la fois ravis de pouvoir partager leur musique, mais épuisés de devoir être astreints à la vie en tournée, qui n'est pas une vie.
Je commence par là parce que l'une des idées de The Bridge a été de mettre en rapport musiciens et musiciennes de Chicago et du Mid-West, et musiciens et musiciennes de France et de Navarre ; de faire une sorte de pli, comme aurait dit Gilles Deleuze, entre entre deux territoires assez éloignés avec des groupes qui sont par définition toujours mixtes, toujours internationaux ou transculturels. L'idée a tout de suite été : ok d'accord, mais on ne va pas forcément les faire circuler d'Oslo à Lisbonne, de Los Angeles à New York ou de Mexico City à Toronto. On ne va pas faire de grands écarts, on va faire des sauts de puce, pour que ces tournées soient à visage humain, que les circulations d'un lieu à un autre ne prennent pas trop de temps et ne soient pas trop coûteuses d'un point de vue énergétique et écologique. Il est aussi important que le rythme de vie pendant ces tournées soit suffisamment raisonnable et viable pour rendre les déplacements et les rencontres agréables à vivre.
Autour, on a trois cercles de partenaires des deux côtés de l'Atlantique. Le premier cercle sont les lieux de diffusion les plus fidèles. Cela peut être des lieux de diffusion, mais aussi des lieux de partage de la connaissance, des universités, des conservatoires, des centres culturels. Ce sont ceux avec lesquels on travaille le plus régulièrement et qui sont littéralement les piliers de The Bridge. On a un deuxième cercle avec des partenaires qui comptent aussi beaucoup pour nous, mais avec lesquels on ne travaille qu'une fois sur deux. Puis un troisième cercle (c'est très concentrique tout ça !) de partenaires occasionnels. Ça nous permet de composer comme un bouquet de fleurs sur chacune de ces tournées ; en passant et en revenant visiter pas simplement que des salles mais aussi des milieux urbains ou des milieux ruraux, de personnes qui s'habituent, grâce à nos alliés programmateurs et programmatrices, à nous voir et à nous revoir de tournées en tournées.
Pourquoi avoir choisi la ville de Chicago ? C’est le point de départ de la thèse que tu as effectuée, mais cette ville a-t-elle une histoire particulière ?
Alors, oui bien sûr, mais il faut s'imaginer (j'essaie de, comme ils disent justement là-bas aux États-Unis, to make a long story short, de rendre les proportions raisonnables à ce que je pourrais vous raconter pendant des heures…) pendant le développement de l'industrie musicale au XXe siècle, la population afro-américaine quittait les États ségrégés du Sud des États-Unis. À chaque fois que cette musique faisait halte dans une ville, elle convainquait des musiciens de toutes origines et de toutes les communautés. Je le dis en parlant de la musique comme une sorte d'esprit magique, mais en vérité, ce sont les hommes et les femmes qui s'installent dans chacune de ces villes. Et de la même manière qu'ils sont partis au début du XXe siècle de la Nouvelle-Orléans et de sa région, ils ont remonté le Mississippi, se sont arrêtés pour certains d’entre eux à Kansas City ou Memphis, à Saint-Louis, et cetera. Pour chaque ville, ou chaque territoire, ou chaque région, et cela s'est vérifié ensuite d'une autre manière, mais d'une autre manière tout à fait complémentaire en Europe, et a produit ce qu'on appelle sa scène, une scène musicale. C'est quoi ? C'est un lieu de vie partagé par des individus qui ont la même passion et la même pratique et qui vont développer leur propre esthétique au sein de cette esthétique générale. On va reconnaître le style de Memphis, le style de Kansas City, ou le style de Saint-Louis, voilà. Cela a été très vrai, pas simplement en Amérique du Nord, ça l’a été aussi ailleurs dans le monde, au fur et à mesure que ces musiques se sont répandues.
Chicago est l'une des villes qui a réussi à résister, à tenir bon après l'effondrement de l’industrie musicale. À la fin du XXe siècle, avec l'effondrement d'abord de l'industrie du disque, qui portait cette industrie musicale et puis le développement de certaines nouvelles technologies qui, par certains côtés, sont formidables et par certains autres sont un peu exploitatrices. Cette industrie s'est un peu effondrée sur elle-même. Ce sont précisément des labels, des salles de concert et évidemment, les musiciens et les musiciennes qui animent ces territoires. Chicago était aussi importante que d'autres villes nord-américaines, mais pour diverses raisons qui seraient trop longues à expliquer ici, elle a su résister, de même que les deux mégalopoles que sont New York sur la côte Est et et Los Angeles sur la côte Ouest. Dans le centre des terres de ce pays continent, la région du Mid-West, portée par Chicago a tenu bon à cet effondrement et a gardé un certain nombre de spécificités qu'il était absolument formidable de pouvoir faire partager avec des improvisatrices et des improvisateurs français.
L’idée de la rencontre est au cœur de The Bridge. Ce n'est pas qu'une rencontre artistique entre des musiciennes et des musiciens, c'est aussi une rencontre culturelle, sociale, politique, humaine. Quelles sont les actions satellites qui se mettent en œuvre sur place, principalement lors des tournées ?
Ah, ça on le sait depuis longtemps, ce sont des musiques qui aiment à être partagées de toutes sortes de manières. La plus évidente, la plus naturelle, la plus éternelle peut-être, sera toujours la performance et le concert. D'abord dans des salles de concerts préposées évidemment au partage de la musique sous cette forme, mais ça peut être aussi en pleine nature, à quantité d'endroits. Ce type de musique improvisée, de musique créative, le permet, alors que d'autres musiques plus sévères dans la manière avec laquelle elles vont être présentées ne peuvent pas. Elles ne pourraient pas permettre de se mélanger au bruit de la nature, au bruit de fond perpétuel du monde. Ce sont donc des performances et des concerts, mais c'est aussi des ateliers, des masterclasses, des workshops, avec des jeunes et des moins jeunes, avec des musicien·nes professionnels, avec des musicien·nes amateur·trices, avec des non-musicien·nes, avec d'autres types d'artistes, une maison de retraite, des enfants, avec des réfugiés politiques, ou avec des des prisonniers de centres de détention. Voilà, il y a quantité de manières de partager la philosophie sociale – parce qu'il y a véritablement une philosophie sociale derrière ces musiques-là – qui se traduit notamment par le fait que les musiciens ont l'art d'improviser, c'est-à-dire, ils ont l'art de construire collectivement, in situ et en temps réel leur musique.
En plus de se partager de 36 000 manières (comme je viens de le dire), l'improvisation musicale est un savoir-faire, c'est aussi un savoir-faire humain, social presque tactile, qui suppose de la part de ces artistes d'avoir un certain nombre de finesses. Ces finesses ne viennent pas simplement de connaissances techniques, de connaissances instrumentales. Elles viennent aussi d'interconnaissances qu'ils peuvent partager, en apprenant à se connaître les uns et les autres, et notamment au gré d'une tournée, en ayant le temps de vivre, en ayant le temps de jouer, en ayant le temps de partager, en ayant le temps de manger, de visiter et de rencontrer. Toutes ces choses-là, on y prête attention, car pour qu’une improvisation soit réussie, tous les spectateurs et les spectatrices le savent, cela suppose quantité de choses, notamment une confiance entre les musiciens. Je donne un exemple très simple : c'est comme une conversation entre amis. Il faut avoir confiance en l'autre, le connaître suffisamment pour oser l'interrompre, pour lui dire qu'on est d'accord, qu'on n'est pas d'accord, qu'on a tout à coup une idée provoquée par son idée… Quand on ne se connaît pas suffisamment bien et qu'on reste poli, on n'ose pas interrompre les autres. On va attendre poliment, sagement, de façon mesurée et pondérée, que l'autre ait terminé avant de prendre la parole. Dans l'improvisation, il faut avoir un peu plus d'audace, forcément. Ces audaces, on ne peut se les permettre qu'à partir du moment où on a appris à connaître ses partenaires de jeu.
The Bridge a 12 ans. En 12 ans, le monde a sacrément évolué. Comment imagines-tu la suite ?
Nous vivons une époque de fermeture dans tous les sens du terme. Cela peut être une fermeture personnelle, psychologique, subjective, des fermetures de l'un à l'autre, de l'un contre l'autre, par opposition à l'autre, d'un pays à un autre, d'une aire culturelle à une autre. Par rapport aux perspectives, je veux rester un peu optimiste. Notamment au regard des perspectives indispensables, nécessaires et merveilleuses qui se sont, malgré tout, ouvertes à nous ces dernières décennies : pour une meilleure compréhension de nos écosystèmes, de la planète sur laquelle on vit, et le retour de certaines pensées animistes. C'est formidable, ça ! C'était réservé aux poètes jusqu'à maintenant. On pouvait estimer qu'on allait petit à petit se débarrasser de toutes les formes de clivage et de hiérarchie entre telle race et telle autre, tel genre et tel autre, telle classe sociale et telle autre. Même si c'est un peu différent pour la classe sociale. On sait bien qu'il y a un certain nombre de riches qui oppriment beaucoup de pauvres. Donc, faut-il une conciliation entre les deux ? Là, on peut se poser la question… Je pense qu’on en n'était pas loin et qu’on en est toujours pas loin. Je suis peut-être très optimiste, trop optimiste, idéaliste. Au moment où des ouvertures allaient se faire, une certaine partie du monde prend peur. Je veux continuer à espérer que, l'air de rien, le mouvement de fond de notre époque et de nos civilisations au pluriel va plutôt dans ce sens-là. Que ce sont juste des crispations transitoires et provisoires. En admettant que j'ai raison, ce dont je ne suis pas du tout sûr, il faut quand même passer au travers de cette détestable époque.
Ce qu'on a essayé de faire avec The Bridge reprend aussi un peu l'idée sur laquelle Édouard Glissant avait beaucoup insisté : il ne suffit pas de se rencontrer, il faut entrer en relation. Ne pas se contenter de rencontres provisoires, mais de rencontres qui débouchent sur des relations avec une fréquence, une périodicité et un approfondissement. Évidemment, aujourd'hui c’est tout ça qui est menacé par la baisse de tous les budgets à l'horizon. Peut-être que nos milieux doivent réapprendre quelque chose que les Nord-Américains n'ont jamais pu oublier, depuis l'époque de l'esclavage et au-delà : c'est que l'art ou les pratiques artistiques humaines ne tiennent pas qu'à un système d'aides publiques ou privées. Qu'ils doivent se débrouiller par eux-mêmes pour exister, qu'ils l'ont toujours fait, d'ailleurs. Il y a peut-être eu un moment dans la vie de nos sociétés, en tout cas, européennes, où il a été possible de compter sur ces aides et ces subventions pour développer ces pratiques artistiques. Ce serait bien que ça ne s'arrête pas, ce serait bien que ça ne se termine pas. Cela étant dit, ce qui compte, ce sont ces pratiques elles-mêmes, et elles vont devoir se réinventer un peu, y compris pour nous, The Bridge, même dans une certaine forme d'inconfort, pour pouvoir continuer à exister dans les prochaines années.
Petit pas de côté pour clore cet échange, t’écoutes quoi en ce moment ?
Ce matin même, le dernier disque de Kali Malone. C’est la dernière chose que j'ai écouté avant de partir pour un déjeuner et de revenir chez moi.
Le dernier concert que je suis allé voir, c'était un concert du groupe Caroline. Un groupe de post-rock, folk-rock, britannique, mais avec une large part d'improvisation. Avec ces deux artistes-là, on s'éloigne un peu de ce qu'on appelle le jazz ou la musique improvisée, encore que les deux ont un rapport avec la musique expérimentale. C'est aussi parce que je suis en train de préparer mes cours pour la rentrée. Là je suis véritablement plongé dans le jazz et la musique improvisée. Chaque année, en août-septembre, avant ma rentrée universitaire, je relis et je réécris l'ensemble de mes cours avec un certain nombre d'écoutes et de réécoutes. Alors, pour équilibrer les choses, je vais plutôt voir des concerts d'autres musiques à cette période.
Mais si tu veux tout savoir, pour ajouter un troisième nom, j'ai réécouté le Jazz Composers Orchestra. C'est-à-dire l'orchestre auto-géré, auto-déterminé, créé par des musiciens et des musiciennes afro-américains ou euro-américains. Un beau mélange, une belle utopie à la fin des années 60. J'ai réécouté un morceau qui s'appelle Preview, où le soliste invité est Pharoah Sanders.